Tout le monde connaît le Mouvement des Révoltes. Tout le monde sait qu’il a démarré un été, il y a longtemps. Tout le monde a appris que, en quelques mois seulement, il balaya l’ordre ancien, pour le monde nouveau que l’on connaît aujourd’hui. En promulguant le Décret Universel, toutes les guerres s’éteignirent en quelques mois et toutes les pauvretés en quelques années. Il a mis en convalescence un vieux monde rongé par les maladies. Ce que l’on ne sait pas, c’est comment tout cela a commencé. Et c’est ce que je vais vous raconter. Car j’ai vu l’étincelle, ce 14 mai 41. Celle qui alluma le brasier que l’on sait et qui rendit possible ce qui ne le semblait pas.

Une vieille dame d’au moins neuf décades
Regardait le paysage défiler
A travers la vitre de ces vieux trains
Que l’on prétendait à grande vitesse
Au début de ce siècle.

Elle ressemblait à toutes les vieilles dames
Sauf qu’elle refusait de montrer un billet.
Le contrôleur patenté et assermenté
Empaqueté dans son uniforme trop serré,
Perd vite ce sourire pincé
Qu’il est pourtant tenu d’afficher.

Ce refus d’obtempérer
Lui semble une insulte aux rigueurs nécessaires.
Madame si tout le monde fait comme ça,
Il y a des lois
Madame… à votre âge !
Pour que ce monde soit comme il est
et que l’on ne fasse pas n’importe quoi.

Pourtant la passagère tend un billet
Mais la machine ne le comprend pas.
Le papier d’un autre âge
Pointe un passé que l’on veut oublier.
Un petit carton blanc
Aux écritures bien noires
Qui ne suffit pas aux autorités.

La vieille femme calme et décidée
Assure au fonctionnaire zélé
Que c’est le dernier ticket qu’elle a acheté.
Elle a donc déjà suffisamment payé.

Les yeux du fonctionnaire habitués à bipper,
Et qui par une machine sera bientôt remplacé,
Lisent avec difficulté
Le bout de papier qui se prétend billet.
Drancy, Troisième classe
Place entière – 370 francs.

La vieille souriante
Affirme en toute honnêteté
Ne pas comprendre l’illégalité.
La rage du salarié s’abat sur la retraitée
Nous qui travaillons
Nous qui payons
Vous, qui ne faites rien
Un billet, un billet, nom d’un chien !

D’autres voyageurs se lèvent
Attirés par cette altercation,
D’une vieille dame et d’un contrôleur
D’un coup en fureur.
Nous sommes en 2041
Il n’est plus permis de circuler
Sauf pour les besoins pressants
Et bien sûr consommer.
Les conventions se brisent d’un coup
Par un wagon entier debout.

L’homme en uniforme placé en minorité
Appelle du renfort, parle d’insécurité.
Car en ce temps là il n’est plus d’usage de discuter
Et il pense donc être menacé.

Une enfant gracile
Jusqu’à la scène se faufile.
La femme sans âge lui fait ce clin d’œil complice
Qui réunit les humains aux extrêmes de leur vie.
La gamine s’assoit comme une voisine évidente
Dis Monsieur, pourquoi tu refuses son billet ?

Les hommes en uniforme n’ont pas le temps
Et bien un billet c’est comme ci
Un billet c’est comme ça
Celui-là est différend
Alors on n‘en veut pas.

La vieille, souriante, sort de son isolement
Quel âge as tu, petite femme?
La fille montre fièrement une main et demi
Et donc huit doigts environ.
L’éclat de rire de la dame fait cesser le brouahah
Des conversations qui se tiennent ici et là.
Et bien on a le même âge !
L’enfant qui sait compter fronce quelques sourcils
Ah non Madame, toi tu es plus vieille !

Mais la jeunesse ne sait pas encore
Que le temps est capricieux.
Et que si on l’aimerait linéaire
Il tourne parfois en rond.
Ma fille, il y a des gens qui restent dans une coquille
Les années passent et ils semblent vieux
Mais leur horloge, il y a longtemps
S’est arrêtée brutalement.

L’enfant veut aider naturellement.
Elle a encore ces sentiments
Qui tendent une main facilement.
Madame, je t’aide à réparer ton horloge ?

La vieille femme ravie, tend sa main retournée
Et un « Top là » est vite officialisé.
La force armée tente de disperser
Ceux tentés de se rebeller.
Mais la foule est solidaire
De cette enfant et cette grand-mère
En un regard devenues compères.

Madame, veuillez nous suivre,
Vous gênez le déroulement
De la bonne vie des gens
Et du besoin sécuritaire
De cette compagnie ferroviaire.

En quelques chuchotements
L’enfant a bien compris
Que sa jeune et vieille amie
A raison de son insoumission.

Messieurs de la police
Et derrière cachés les contrôleurs,
Mon amie a le billet que vous lui avez vendu
Il y a cent ans, heure pour heure.
Sous prétexte de lois et de hiérarchies,
D’ordre et de désordre,
Vous l’avez envoyée elle et sa famille
Dans les mains d’une industrie
Pour l’élimination aussi certaine
Que son ancien monde disparu.
C’est vous qui lui devez
Alors laissez la voyager.

Les agents hurlent en coeur
Que tout cela c’est du passé
Qu’il faut vivre maintenant
Et qu’arriver à son âge
Elle devrait tourner la page.

La vieille femme enfin se lève
Les hommes sortent leurs armes
Celles qu’ils prétendent non mortels
Mais qui brisent des vies quand même.

Vous voulez que j’achète encore,
Que je paie donc pour voyager,
Mais n’ai je pas assez payer
Avec ce billet que vous m’aviez donné ?
Où est le profit de votre compagnie
Fait sur le dos des déportés ?
Comme les esclavagistes ou les barons d’industrie
Devenus maîtres du monde aujourd’hui
Vous n’avez toujours pas payé
La facture que personne ne vous a montré.
Ce n’est donc pas seulement une vieille fatiguée
Qui aujourd’hui vous montre ce papier.
Ce sont toutes vos injustices qu’il faut maintenant solder.
Bien sûr vous voulez oublier
Comme si vos fortunes étaient spontanées.
Mais avec ce billet
Je vous montre le passé,
Seul chemin vers une paix retrouvée.
Celle qui rendra justice
Aux humains exploités
Des campagnes africaines
Aux mines souterraines
Des hauts fourneaux
A Auschwitz Birkenau
Des massacres de Constantine
Aux ruines de Palestine
Pour que les survivants enfin indemnisés
Puissent peut-être vous pardonner.

Ces mots laissent un silence
Que personne ne sait briser.
La Loi s’apprête à hurler
Mais un chant très vite se met à monter.
D’une seule voix, l’ Assemblée improvisée
Entonne ce joyeux refrain qui ébranle tout le train.
Pourquoi payer encore
A ceux qui nous doivent tant ?
Pourquoi se courber encore
Devant tous ces puissants ?
C’est vous qui nous devez !
Alors laissez nous voyager !

L’enfant s’habille d’un tas de questions
Pourquoi ont ils tué tes parents ?
Pourquoi te demander encore de l’argent ?
La vieille déplie doucement un parchemin usé
Où des lettres attachées par une encre délavée
Forment des lignes en ordre bien rangé.
Pacte de Teresin, Auschwitz, 1944.

Tu vois mon enfant ce sont des femmes
Qui ont écrit cela avant de partir en flammes.
La souffrance dont tu parles est la maladie des hommes.
Alors qu’ils tuent, nous donnons naissance.
Alors qu’ils affament, nous nourrissons.
Alors qu’ils pillent, nous partageons.
Le Pacte que tu vois ici est le fruit de cette réflexion
Née dans un camp de concentration.
Une simple proposition: celle d’une expérimentation.
Que les hommes soient libérés de toute autorité
Et que les femmes soient mises ainsi en responsabilité
Au moins le temps de quelques années.

C’est de cette simple insoumission
Que partit la Révolution.
Mais elle se fit sans direction
Ni manifestation.
Un simple refus d’une vieille
Epaulée d’une enfant
Qui laissèrent un parchemin
Appelé Pacte de Terezin.

Le train entre en gare.
Le quai plein de gens
Au courant, on ne sait comment.
L’interpellation ne put avoir lieu
Par un corps armé pourtant nombreux.

La foule chantait ce slogan :
Pourquoi payer encore
A ceux qui nous doivent tant ?
Pourquoi se courber encore
Devant tous ces puissants ?
C’est vous qui nous devez !
Alors laissez nous voyager

J’étais un de ces passagers
Qui est resté levé
Et qui sur le quai le couple a protégé.
La fille et la vieille parties enlacées
Au premier coin se sont volatilisées
Ne semblant jamais avoir existé.

C’est donc de cette gare
Que jaillit le Mouvement des Révoltes
Qui en quelques jours à peine
Renversa les hiérarchies
Balaya les certitudes
Et plusieurs mois plus tard
Accoucha du monde nouveau
Que l’on aime aujourd’hui
Et que l’on croyait utopie.

Ce grand chamboulement
Né d’un parchemin
Devenu Loi maintenant.
Le Décret Universel
Qui libéra les hommes
Du pouvoir inconditionnel
Qui semblait habituel.
Ils se disaient soulagés
Sans responsabilités.

Certains puissants
Étaient trop dépendants
De cette emprise
Que l’on a sur les gens.
Les femmes au pouvoir
Leur autorisèrent des îles
Où ils vécurent contents
Comme de grands enfants.
Il ne fallut pas dix ans
Au monde moribond
Pour espérer enfin
Une bonne guérison.

Note

Ce texte fait allusion à « la rafle du billet vert «  du 14 mai 1941 qui a concerné près de 7 000 juifs étrangers convoqués en France pour « examen de situation » et dont une grande partie sera convoyée par la SNCF jusqu’à Auschwitz-Birkenau, gazée dès leur arrivée. Dans la réalité, les juifs embarqués pour l’extermination n’eurent pas de billet physique. La SNCF facturait directement à l’État français le transport en troisième classe alors qu’il s’agissait de wagons à bestiaux. En plus d’une collaboration active, la SNCF faisait donc de juteux profits. Beaucoup d’entreprises comme la SNCF n’eurent jamais à rendre de comptes pour les bénéfices résultant de leur collaboration. Ces profits furent le moteur de leur développement économique dans la deuxième partie du vingtième siècle.
Dans les années 2000, des familles de déportés vivant aux Etats Unis portent plainte contre la SNCF. Plusieurs Etats américains menacent de fermer leurs espaces économiques à la SNCF. C’est l’État français qui vient au secours de l’entreprise. Il réglera (NOUS réglerons) en 2014 à un Fond Américain 60 millions d’euros soit à peu près 200 000 dollars par enfant de déporté de nationalité US. En comparaison, l’État Français versait en 2000, 27 440 euros par enfant de déporté français.
Le poème pose comme une évidence que les enfants des personnes que la SNCF a aidé à assassiner aient accès à une gratuité des billets. Il y a un travail de mémoire et de comptabilité à faire pour que la SNCF, comme la plupart des grands groupes industriels devenus aujourd’hui financiers, restituent les profits réalisés sur la souffrance des gens durant toutes les périodes de l’histoire. Dans un monde où les inégalités s’accroissent de façon vertigineuse, il n’est jamais trop tard pour faire justice.
Nous pourrions alors tenter cette expérience proposée dans le poème, comme une solution immédiate, le temps d’un essai : que les hommes, avec un petit h, ne soient plus autorisés à décider autour d’une table de l’avenir du monde et de guerres à mener.

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